Le petit théâtre de la rue
Décor: supermarché du coin, le matin vers trente heures treize, le premier lundi de l'année là.
LE VIEUX MONSIEUR: bonjour madame.
LA CAISSIERE: bonjour monsieur.
LA CAISSE (banale): bip.
LE VIEUX MONSIEUR: et tous mes voeux, hein.
LA CAISSIERE: ah bah oui, bonne année. Et bonne santé, c'est le plus important!
LA CAISSE (machinale): bip.
LE VIEUX MONSIEUR: oui, c'est important. Mais enfin vous savez, pour moi c'est pas la santé le plus important hein, à mon âge. Heureusement (petite toux dérisoire)
LA CAISSIERE: ha oui? C'est quoi le plus important pour vous alors?
LA CAISSE (par habitude): bip.
LE VIEUX MONSIEUR: les enfants madame. Moi mes enfants ils ont réussi ils sont loin, je les vois pas beaucoup, mais c'est eux le plus important. Toujours je pense à eux, toujours je les appelle, tous les jours. Je leur envoie de l'argent quand ils ont besoin et tout, oui.
LA CAISSIERE: ils sont où vos enfants?
LA CAISSE (finalement intéressée): bip.
LE VIEUX MONSIEUR: ils sont en Amérique madame! Ils ont réussi, ils ont une grande maison chacun, elle est belle, j'ai vu les photos. Mon premier fils il a une grande piscine, le deuxième elle est plus petite mais il y a un jacuzzi dedans. Ils ont bien réussi, mais ils sont loin.
LA CAISSIERE: vous les avez vus pour les fêtes au moins?
LA CAISSE (avec espoir): bip.
LE VIEUX MONSIEUR: ha non, ils travaillent, et puis c'est cher, et c'est loin. Moi je peux pas prendre l'avion à cause de mon coeur, et eux ils sont toujours pressés. Je leur ai payé un billet: non papa, ils m'ont dit, on travaille. Alors, hein...
LA CAISSE (pour meubler): bip.
LE VIEUX MONSIEUR: mais c'est comme ça vous savez, la génération de maintenant, ma voisine elle a passé Noël toute seule elle aussi. Ses filles elles sont loin et pareil, elles travaillent. Tous les jeunes ils travaillent, hein. Tout le temps.
LA CAISSE (un poil triste): bip.
LA CAISSIERE: monsieur, je peux vous embrasser pour la nouvelle année?
LA CAISSE (timide): bip.
LE VIEUX MONSIEUR (rougit): hein? oh bah si ça vous amuse d'embrasser un vieux machin...
LA CAISSIERE: vous plaisantez? j'attends ça depuis 365 jours! Allez, bougez pas, j'arrive!
LA CAISSE (joyeuse): bip!
La caissière fait le tour de la caisse, juste le temps qu'il faut au vieux monsieur pour se remettre. L'embrasse. Et repasse de l'autre côté.
LA CAISSE (pour conclure): bip.
Ca m'a fait penser à cet après-midi de vacances où la voix de Fernandel avait peu à peu rempli le salon boisé de mes grands-parents.
"Ces petits vieux... Ca n'a qu'une goutte de sang dans tout le corps, mais à la moindre émotion elle leur saute au visage."
(droits d'auteurs: merci à Boulet pour le titre, à Daudet pour la lettre de son moulin, à moi pour le reste)